Introduction
Cet article est la dernière partie de la série d'articles sur les résultats de l'expérience Voter Autrement 2024. Dans la première partie, nous avons analysé les résultats de l'expérience qui a été partagée en ligne. Dans la deuxième partie, nous avons analysé les réponses au questionnaire et répondu aux commentaires laissés par les participants. Enfin, dans cette troisième partie, nous allons analyser les résultats de la même expérience, mais qui a été effectuée cette fois sur un échantillon représentatif de la population française, à la manière des instituts de sondages.
Nous vous invitons également à lire au moins cet article qui explique le problème que l'on essaie de résoudre, et les méthodes que nous proposons pour le résoudre. Pour rappel, un des problèmes du mode de scrutin actuel pour les élections européennes est le seuil de 5%, en dessous duquel une liste obtient automatiquement 0 siège. À cause de ce seuil, 20% des bulletins n'ont, d'une certaine manière, pas été pris en compte en 2019 : c'est 20% d'électeurs non représentés. En 2024, ce chiffre était de 12%, grâce à la qualification in extremis des listes Écologistes et Reconquête. Pour résoudre en partie ce problème, nous proposions une première méthode dans laquelle les électeurs peuvent indiquer une liste de second choix, sur laquelle leur vote va se reporter dans le cas où leur premier choix n'obtient pas 5%. La seconde méthode proposée permet encore plus d'expressivité puisque les électeurs peuvent donner un classement contenant autant de listes qu'ils le souhaitent (ainsi, si leur second choix n'obtient pas 5% non plus, leur vote se reporte au troisième choix, et ainsi de suite).
L'expérience de vote que nous proposions pendant l'élection européenne a été essentiellement partagée sur les réseaux sociaux et dans des mailing-lists. De ce fait, notre échantillon de participants est très peu représentatif de la population française : beaucoup de jeunes, de diplômés, et surtout beaucoup de personnes déjà intéressées par les modes de scrutins alternatifs, ou en faveur de ces derniers. Nous avons donc payé un institut spécialisé en sondages de ce type pour faire passer notre enquête à un échantillon représentatif de la population française, constitué de 1000 personnes.
Nous allons donc voir ici les résultats de l'expérience sur cet échantillon, et les comparer avec les résultats obtenus pour l'échantillon auto-sélectionné (c'est-à-dire celui qui a été partagé sur les réseaux sociaux). En particulier, on observe cette fois-ci bien moins de changements entre les résultats des méthodes de votes que nous proposons et la méthode actuelle. Le graphique ci-dessus l'illustre : la part de votes perdus passe de 12,08% à au mieux 10,3%, alors qu'elle descendait jusqu'à 5,10% avec l'échantillon auto-séléectionné. On l'observe aussi en regardant la distribution des sièges ci-dessous : vu que peu de votes perdus sont récupérés grâce à nos méthodes (moins de 2%), les distributions obtenues sont très proches de celles obtenues avec la méthode actuelle. Il faut cependant souligner que les gains sont moindres car de nombreux participants n'ont pas voté avec les méthodes alternatives proposées, causant automatiquement la parte de leur vote.
Cependant, l'analyse des données nous permet tout de même de dire beaucoup de choses intéressantes sur les modes de scrutins proposés, et sur les comportements de votes des participants. On analysera à la fin les réponses des participants au questionnaire, et notamment leur intérêt envers les méthodes proposées.
Comme toujours, bien que notre échantillon soit représentatif de la population française, il faut donc prendre les résultats avec précaution.
Les quotas
Pour obtenir un échantillon représentatif, l'institut de sondage avait des objectifs de quotas pour l'âge, le sexe, la catégorie socio-professionnelle et la situation géographique. De plus, nous refusions les participants ayant indiqué ne pas avoir voté aux élections européennes de 2024, l'expérience ayant été menée une semaine après l'élection.
On observe alors bien une distribution représentative des participants pour les critères des différents quotas, mais également pour leur vote à l'élection européenne, comme le montre le graphique ci-dessous. Il y a bien quelques différences avec les résultats exacts, mais bien plus faibles que pour l'échantillon auto-sélectionné. Nous avons tout de même redressé les données et attribué un poids à chaque participant, de manière à ce que la distribution des votes colle avec les résultats de l'élection. Ce processus est expliqué dans le premier article.
Il est à noter que même si l'échantillon de cette étude est censé être représentatif, il reste de nombreux biais. Tout d'abord, avec 1000 participants, il y a de fortes marges d'erreurs, jusqu'à 3% de marge d'erreur pour un intervalle de confiance à 95%. Lorsque l'on va se restreindre à un sous-ensemble de participants (par exemple, ceux qui ont voté « utile »), la marge d'erreur va être encore plus importante.
Le deuxième principal défaut de cet échantillon est que les participants sont moins impliqués que dans notre échantillon auto-sélectionné. En effet, les participants sont payés pour remplir le sondage, peu importe s'ils le font sérieusement ou non. Notamment, le temps médian d'un participant de cet échantillon est de 3 minutes et demie contre presque 5 minutes dans l'échantillon auto-sélectionné. Nous avons également ignoré les réponses des 10% des participants n'ayant pas indiqué pour qui ils avaient voté (alors qu'ils ont bien indiqué avoir voté au début du sondage), les résultats présentés pour les méthodes de vote sont donc ceux des 895 autres participants. Nous verrons plus loin dans l'article d'autres indicateurs de cette moindre implication.
Le vote à deux choix
Passons directement à l'analyse des résultats de nos méthodes de votes. Commençons par le vote à deux choix. Cette méthode permet aux votants de choisir deux listes : si la première liste n'obtient pas les 5%, alors leur vote est transféré à la seconde liste. Si celle-ci n'obtient pas non plus les 5%, le vote est perdu. Alors que 93% des participants de l'échantillon auto-sélectionné avaient indiqué deux choix, ici 74% des participants l'ont fait, ce qui reste important et montre que beaucoup de gens ont plus de choses à exprimer qu'un simple vote.
Le vote utile
Comme nous l'expliquions dans l'article sur l'échantillon auto-sélectionné, on peut interpréter le vote à deux choix comme un double vote avec un vote sincère (le vote de premier choix) et un vote stratégique ou utile (le vote de second choix). On peut alors comparer les résultats de l'élection officielle aux pourcentages de votes sincères (premiers choix) obtenus par chaque liste dans notre expérience, qui seraient plus proches des scores obtenus si aucun des participants n'avait voté utile à l'élection. On observe moins de différence qu'avec l'échantillon auto-sélectionné, mais la même tendance : les « grandes » listes ont pour la plupart un score sincère moins élevé que leur score réel, tandis que les « petites » listes ont un score sincère plus élevé : les premières bénéficient du vote utile, qui pénalise les secondes.
Plus généralement, on peut estimer le pourcentage des participants ayant voté utile : si un participant a voté pour son premier choix à l'élection, alors on suppose qu'il a voté sincèrement; s'il a voté pour son second choix, il a peut-être voté utile. Dans la suite de l'article, on assimileras les votants qui ont voté pour leur second choix à l'élection comme ceux ayant voté « utile ». Dans cet échantillon, on observe seulement 7% de participants ayant voté « utile » (contre 23% dans l'autre échantillon). On note également 10% de choix non interprétables ou incompatibles avec le vote déclaré, c'est-à-dire que celui-ci ne correspond ni au premier ni au second choix (contre 5% dans l'autre échantillon).
Transferts de votes
Pour rappel, la méthode pour déterminer les scores de chaque liste est la suivante : on élimine les listes une par une, en commençant par celle ayant reçu le moins de votes de premier choix. On transfère alors les votes de la liste éliminée aux listes placées en second choix par ces participants. On répète ensuite l'opération en éliminant la liste, parmi celles qui n'ont pas encore été éliminées, qui obtient le plus faible score, et ainsi de suite jusqu'à ce que toutes les listes non éliminées aient plus de 5% des votes.
En appliquant ce principe d'élimination successives, on obtient 10,3% de votes perdus, contre 12% pour l'élection réelle. On peut décomposer ces 10,3% en plusieurs catégories : 1,1% des votes sont ignorés car le participant n'a simplement indiqué aucun choix, 4,17% car le participant n'a pas indiqué de second choix, et pour 2,4% des votes, le participant a indiqué 2 choix différents de son vote réel à l'élection. Il n'y a donc que 2,65% de votes ignorés et où le participant a indiqué un premier et un second choix cohérents avec son vote à l'élection.
On peut également regarder le détail des transferts de voix entre les listes de premier choix et celles de second choix. La figure suivante montre les votes transférés depuis les listes sous les 5% vers les listes au-dessus des 5%.
Enfin, la figure ci-dessous présente pour les listes qualifiées la part des votes obtenus en tant que premier choix, et la part de votes obtenus en tant que second choix, après transfert de voix depuis les listes éliminées. On observe une plus faible part de transferts qu'avec l'échantillon auto-sélectionné. En revanche, ce sont les mêmes listes qui obtiennent le moins de votes de second choix dans les deux cas : les listes de Ensemble, de LR et de Reconquête.
Résultats du vote
On obtient alors les distributions des voix et des sièges suivantes. Le RN et Reconquête perdent chacun un siège, qui sont obtenus par la liste Ensemble et la liste Écologiste.
Le Vote par classement
La seconde méthode testée est le vote par classement. Le principe est exactement le même, mais en permettant aux votants de classer deux, trois, ou autant de listes qu'ils le souhaitent. Comme pour le vote à deux choix, on commence par calculer le score de chaque liste uniquement à partir des premiers choix, puis on élimine la liste avec le moins de votes, et on transfère les votes à la liste suivante dans chaque classement. Ainsi, le vote d'un électeur reviendra finalement à la première liste dans l'ordre de son classement à obtenir plus de 5%. Par exemple, si un électeur a classé dans l'ordre : (1) Parti Pirate, (2) Changer l'Europe, (3) Europe Écologie et (4) Réveiller l'Europe, son vote sera d'abord compté pour le Parti Pirate, puis pour Changer l'Europe lorsque la liste du Parti Pirate est éliminée, puis pour Europe Écologie lorsque la liste Changer l'Europe est éliminée. Comme la liste Europe Écologie obtient plus de 5%, le vote de cet électeur ne sera pas transféré à la liste Réveiller l'Europe.
La figure suivante montre la distribution du nombre de listes classées par participant. On constate que la distribution est centrée sur une valeur plus faible que pour l'échantillon auto-sélectionné, avec un pic aux alentours de 2 listes classées (contre 3 pour l'autre échantillon). Cela illustre le plus grand intérêt porté aux méthodes de vote de la part des participants de l'échantillon auto-sélectionné.
On peut maintenant regarder les scores obtenus par les listes recevant plus de 5%. Encore une fois, on constate peu de différences avec la méthode officielle : le RN perd un siège et la liste Ensemble en gagne un.
Avec le vote par classement, 10,5% des votes sont ignorés, contre 12% pour l'élection réelle. C'est plus que pour le vote de second choix, principalement à cause des personnes ayant simplement ignoré la question, probablement pour finir le sondage plus rapidement : 3,5% pour le vote par classement contre 1,08% pour le vote de second choix. Si on les exclus, alors il n'y a plus que 7% de votes ignorés pour le vote par classement. Il faut ajouter à cela 2,75% qui n'ont indiqué qu'un seul choix dans leur classement et 2,06% qui n'ont classé que des listes différentes de leur vote réel. Au final, il ne reste que 2,19% de votes ignorés et pour lequels le participant a pleinement « joué le jeu ».
Comme pour le vote à deux choix, on peut regarder entre quelles listes se font les transferts de voix. La figure ci-dessous présente les transferts entre la première liste du classement (si celle-ci est éliminée) et la deuxième liste du classement, ainsi qu'entre la deuxième liste du classement et la liste qui reçoit finalement le vote (qui est la première liste du classement parmi celles recevant plus de 5% des votes exprimés après transfert). Pour des questions de lisibilité, les transferts de voix entre les listes classées en troisième, quatrième, etc. position ne sont pas présentés ici.
Réception des méthodes
Après avoir testé les deux méthodes, nous avons proposé aux participants de répondre à un questionnaire. Regardons tout d'abord les réponses à la question « après avoir fait l'expérience, quelle manière de voter vous semble la plus adaptée pour les élections européennes ? » pour laquelle trois choix étaient possibles : « le vote actuel », « le vote à deux choix », et « le vote par classement ». Dans notre échantillon auto-sélectionné, une large majorité des participants étaient pour un changement de méthode de vote, et cette volonté était particulièrement marquée au sein de trois catégories de votants : (1) ceux qui ont voté pour une petite liste, (2) ceux qui ont voté utile et (3) ceux qui ont voté à gauche.
Dans notre échantillon représentatif, les méthodes de votes proposées sont sans surprise moins populaires que dans l'échantillon auto-sélectionné. La méthode actuelle arrive en tête avec 55% des voix, suivie de la méthode à deux choix puis de la méthode par classement.
Comme dans l'échantillon auto-sélectionné, on observe que les participants ayant voté utile (n = 60) sont plus enclins à vouloir changer de méthode de vote que les participants ayant voté sincèrement (n = 709). On observe également que les votants des petites listes choisissent plus souvent une des deux méthodes alternatives (51% contre 49% pour la méthode actuelle).
Regardons maintenant le choix selon la préférence partisane (c'est-à-dire le vote à l'élection). Il y a deux raisons qui peuvent influencer le choix et qui ont été étudiées dans la littérature académique : le conservatisme des partis de droite et le conservatisme des gagnants. Le premier est dû au fait que les électeurs de gauche sont généralement plus ouverts à des changements de mode de scrutin, et le second est dû au fait que les électeurs des listes arrivant en tête partent du principe qu'un nouveau mode de scrutin les désavantagerait puisqu'ils sont actuellement en tête. Dans notre échantillon représentatif, on voit bien apparaître ces deux facteurs : les votants des deux listes en tête RN et Ensemble sont les plus frileux au changement, suivis des listes de droite dépassant à peine les 5% et enfin les listes de gauche, avec 58% en faveur d'un changement.
Questionnaire
Puisque l'on avait un échantillon représentatif de la population sous la main, on en a profité pour poser quelques questions sur leur compréhension du système de vote actuel et leur opinion sur le seuil de 5%. Les résultats de cette section ne sont pas redressés à partir des votes à l'élection comme les résultats précédents.
Tout d'abord, nous avons interrogé les participants sur leur compréhension du système en place, et du problème lié au seuil de 5% (sachant que dans les deux cas, cela a été rapidement expliqué dans l'expérience). La grande majorité des participants indique avoir compris les deux, comme le montrent les graphiques ci-dessous.
Le seuil de 5%
Nous avons ensuite demandé aux participants s'ils étaient en faveur d'une réduction ou d'une suppression du seuil de 5%, qui serait une solution plus simple au problème des votes ignorés. À notre surprise, seuls 42% sont en faveur d'une réduction (et 31% contre) et 37% d'une suppression totale (36% contre).
La proportion en faveur d'une réduction monte à 53% chez les participants qui placent une petite liste en premier choix (n = 219 participants), à 57% chez ceux qui ont voté pour une petite liste à l'élection (n = 178 participants) et à 49% chez ceux qui ont voté « utile » (n=61).
Le vote utile
Nous avons également posé des questions sur les comportements de vote des participants, que nous avons pu comparer à leurs comportements réels dans l'expérience. La plupart des questions portaient sur le comportement face au vote utile.
La question suivante demande au participant s'il préfère voter pour une petite liste proche de ses intérêts, même s'il y a un risque que son vote soit ignoré. On observe que 47% des participants répondent positivement, et 37% négativement. Parmi ceux qui ont effectivement voté pour une petite liste, 70% répondent positivement et 16% négativement. Ces 16% peuvent sembler incohérents, mais le sondage ayant été effectué après l'élection, il est possible que ces participants n'aient pas été pas au courant du problème des votes ignorés, ou bien qu'ils regrettent leur choix.
Nous avons ensuite demandé aux participants s'ils seraient plus enclins à voter pour une petite liste s'ils pouvaient donner plus de choix. À cette question, 52% des participants répondent positivement, et 29% négativement. Parmi les participants qui ont voté utile (n=61), c'est-à-dire qui ont voté pour leur liste de second choix et placé une autre liste en premier choix, 73% répondent positivement et 18% négativement.
Enfin, nous avons demandé aux participants s'ils auraient tendance à voter stratégiquement pour ne pas voir leur vote ignoré, en incluant le nom d'un « grand » parti dans leurs choix. La majorité (62%) sont d'accord avec l'affirmation et 19% sont en désaccord. La proportion est légèrement plus élevée chez les participants ayant voté utile (n=61) : 73% sont d'accord et 16% en désaccord.
Et ensuite ?
Alors que les résultats de l'analyse de l'échantillon auto-sélectionné était assez encourageants sur la capacité des méthodes de vote alternatives à réduire le pourcentage de votes ignorés, les résultats de l'échantillon représentatif sont plus mitigés. Cependant, parmi les 10,3% de votes ignorés restants, environ 8% sont dûs à un comportement non coopératif de la part des participants, qui n'ont soit pas indiqué de choix du tout, soit pas de choix de secours, ou bien on répondu de manière incohérente. Il est donc difficile de tirer des conclusions claires sur l'efficacité des méthodes de vote alternatives à réduire significativement le nombre de vote ignorés. Cependant, il est important de souligner que les méthodes de vote proposées n'ont pas comme seul avantage de partiellement résoudre le problème des votes perdus : elles permettent de manière générale une plus grande représentativité, et surtout une plus grande expressivité pour les votants.
On note également qu'après avoir fait l'expérience, près de la moitié des participants seraient en accord avec un changement de mode de scrutin. En particulier, il y a plus de participants en faveur d'un tel changement que de participants en faveur d'une réduction du seuil. Malgré cela, de nombreuses questions se posent encore : comment dépouiller avec un mode de scrutin comme celui-ci ? Pourquoi ne pas utiliser plutôt le jugement majoritaire ? Pour voir nos réponses à ces questions, vous pouvez lire la deuxième partie de l'analyse, qui se trouve ici.
Théo Delemazure (en collaboration avec Dominik Peters, Rupert Freeman, Jérôme Lang, et Jean-François Laslier. Merci beaucoup à Ariane Ravier pour la relecture ).
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